Le village des facteurs d'images

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La télé de la taverne en panne

... mais la parole en marche !

Extrait de la pièce en 3 actes et en vers
de Yannis Youlountas :

SOIRÉE TÉLÉ
OU LA LIBERTÉ DE DIRE NON

Personnages :
LISA, la fille, élève de terminale littéraire, 17 ans.
LUCIEN, le grand-père, instituteur retraité, la soixantaine.
NATHALIE, la mère, caissière, la quarantaine.
FRANCIS, le père, chômeur, la quarantaine.
BRUNO, le copain de Lisa, élève en BTS Force de vente, 20 ans.

La scène est à Lyon, de nos jours, chez les parents de Lisa.

Acte II scène I (La télé en panne) :

NATHALIE
Viens, ça va refroidir !

FRANCIS
C’est dans tout le quartier !

LISA
Sympa cette atmosphère. On pourrait volontiers
La créer plus souvent avec quelques bougies !

LUCIEN
Il y a dans ce désir comme une nostalgie.
Malgré l’âge, en chacun, les générations vivent,
S’enchevêtrent une à une et ainsi se poursuivent.

FRANCIS
Je crois que c’est plutôt pour l’ambiance de fête,
Tel un anniversaire.

NATHALIE
Et la cuisson ?

LUCIEN
Parfaite !
Je persiste à penser qu’il y a bien des regrets
Dans les yeux des enfants. Le passé dénigré
Par le progrès aveugle est comme une hirondelle.
On l’oublie jusqu’au soir d’un repas aux chandelles
Ou d’une veillée douce autour d’une flambée,
Dans un petit village où la nuit est tombée.

FRANCIS
Etait-ce mieux avant ?

LUCIEN
Pas mieux mais différent.
On cultivait la vie, l’amour en espérant.
On avait foi en l’homme, au soleil des idées.
On était motivé. On était décidé.
Tout progrès signifiait une avancée sociale
Et non une carotte inique et commerciale
Pendue à un bâton financier, agitée,
Par un fil bien tendu… par les publicités.
On agissait ensemble et on manifestait
– Merci –, rieurs, confiants, rêveurs et révoltés.
On poussait le présent vers un autre avenir.
Buvant une gorgée de vin puis reposant son verre.
On accouchait le monde. On faisait advenir.

LISA
C’est pas fini, papi. La Terre est ronde et belle.
Chaque génération a son côté rebelle.
Tout n’est pas terminé. Tout n’a pas tant vieilli.

LUCIEN
Si. Le monde était jeune et nous avons failli.
Ce qu’on nomme progrès est pour moi régression,
Tant l’homme se détache aujourd’hui de l’action.
Il a démissionné et chacun, tour à tour,
S’élève impatiemment isolé dans sa tour.
On vit à découvert en renforçant ses murs.
On se gave. On se noie. On remplit son armure.
On se méfie de tout. On ne croit plus en rien.
Le riche est un voleur. Le pauvre est un vaurien.
On n’aime plus que soi à l’abri d’une armoire,
Sombre comme un nombril, sans rêve et sans mémoire.
On se balance, lourds, on oscille, on ondule,
Gras comme des cochons, froids comme des pendules.

NATHALIE, essayant de redonner un peu de gaieté à l’assistance.
Qui veut encore du poulet ?

FRANCIS
Heu…

LISA
Non, merci !

LUCIEN
Je vais chercher de l’eau.

NATHALIE
Non, non, restez assis !
Mais si ça continue, on va sortir les glaces.

LISA
Bonne idée !

LUCIEN
Oui, très bien !

FRANCIS
Moi, je n’ai plus de place.
Et puis, en écoutant ces réflexions critiques,
J’entends comme des cris, je sens comme des piques.

LISA
Repose-toi, papa. T’es sûr que le courant
N’est pas rétabli ?

FRANCIS
Sûr ! On sera au courant
En regardant la rue.

NATHALIE
Et puis on va entendre
Et voir notre télé !

LUCIEN
Il va falloir attendre.

NATHALIE
J’aurais voulu savoir si l’on a retrouvé
Le petit Sébastien : perdu ou enlevé ?
Je crains le pire, et puis, j’ai vu que les gendarmes
Ont fouillé sa maison. Sa mère était en larmes
Et son papa hurlait. Les voisins témoignaient
Que c’étaient des gens biens et chacun les plaignait.
T’imagines, Francis, si ça nous arrivait ?
Si plusieurs policiers venaient nous éprouver ?

LISA
Ben merci ! Et moi donc, si c’était moi l’absente !

FRANCIS
Et l’insécurité toujours plus menaçante !

NATHALIE
Et les petits larcins et les cambriolages !

LISA
Et les enfants battus, frappés même en bas-âge !

FRANCIS
Et les dégradations, tags à la bombe, au feutre !

NATHALIE
Et la prostitution et les viols et les meurtres !

LISA
Et les déchets, gravats, partout, que l’on dépose !

FRANCIS
Et les scooters hurlants, quand les gens se reposent !

NATHALIE
Et les vieux qu’on torture !

LISA
Et les fous qui capturent !

FRANCIS
Et les hordes de durs !

NATHALIE
Et les vols de voitures !

LISA
Et celles qui se cassent !

FRANCIS
Et celles qui explosent !

NATHALIE
Les verrues…

LISA
Les mycoses…

FRANCIS
Et puis les overdoses !

LUCIEN
Assez, assez, n’en jetez plus ! Réfléchissez !
Est-ce bien là le mal que, tous, vous subissez ?
Il y a plus de chômeurs que de violés, sans doute,
Et plus de suicidés que de morts sur les routes.
Si l’insécurité civile est un problème,
C’est l’insécurité sociale qui la sème !
Ne vous méprenez pas sur les cris des filous :
Si vous voyez les loups hurler eux-mêmes « au loup ! »,
C’est bien pour détourner l’attention des brebis,
Et sembler protecteurs en troquant leur habit.
Le plus humble écoutant cela dans son malheur,
Qui plus est doublement, est victime d’un leurre.
Et la rumeur qui gronde et fait peur aux petits
Masque la vraie violence et les grands appétits.
Ainsi, par sauvageon on nomme le nuisible
Qui pour tous est le mal et pour chacun la cible.
On alerte, on excite, on dresse des battues,
Et, dans la frénésie, la vérité est tue :
La régression sociale, activée sans effort,
Poursuit l’avènement de la loi du plus fort.
On accroît la pression, on reprend les acquis,
On crée des diversions : comment ? pourquoi ? pour qui ?
Et on entre, à nouveau, dans la forêt d’antan :
Celle des baronnies d’avant les grands printemps,
Celle des soumissions, superstitions, servages,
Cette obscure forêt où l’homme était sauvage.
Ne les plaignez pas trop ces flamboyants carrosses
Cabossés par les gueux ! Notre époque est féroce.
Et s’il est des poussins qui picotent un renard,
Je doute que les loups soient de bons Saint-Bernard.

FRANCIS
Mais, papa, tout de même, il faut des policiers
Pour défendre nos biens…

NATHALIE
Et puis bénéficier
De cette protection nous-mêmes à ce souper.

LUCIEN
Nos gardiens sont-ils ceux seulement de la paix ?
N’y a-t-il pas ici des prisons qu’on ignore ?

LISA
La fenêtre à barreaux serait-elle sonore ?

LUCIEN
Combien de régiments faudrait-il pour mater
Le premier rang du peuple amer et révolté,
Si demain palpitait son flanc juste et rebelle ?

FRANCIS
Sans électricité, l’occasion serait belle !

LUCIEN
Voyez-vous, le problème est aussi que l’armée
Au lieu d’être réduite, a très bien entamé
Le renouvellement de son équipement.

FRANCIS
Et n’est plus citoyenne !

LUCIEN
Et si vient le moment
Où sera ordonné de tirer sur la foule,
Je crains que tous ces pros aient moins la chair de poule.

NATHALIE
Oui ben, la notre était sans doute un peu poivrée !

LISA
Ou alors c’est le vin qui les a enivrés !

FRANCIS
Si l’un d’eux faisait ça, il pourrait ramasser !

LUCIEN
Quand même un président échappe à son procès ?
Je doute que l’exemple incite à la raison !
Les gardiens du pouvoir ne vont pas en prison,
Ou rarement et, vieux, ne s’y attardent pas :
Ceux-là sont « paponés », d’autres ne le sont pas.

NATHALIE
Si toute insurrection est réprimée d’avance,
Le vote est le parfait moyen de l’alternance.

LUCIEN
Mais déjà faudrait-il que les millions de voix,
Sans manipulation, soient libres de leur choix.
Quant à cette alternance, est-elle synonyme
D’alternative ou d’un… ballet de patronymes ?
Change-t-on de système en changeant de visages,
Ou seulement de mots, de rythme et de dosage ?

NATHALIE
Papi, si vous vouliez nous la décourager
De voter l’an prochain, c’est réussi !

LUCIEN
Si j’ai,
Libre et sans retenue, douté du poids des urnes
Et de leur contenu variable et taciturne,
Ce n’est pas pour prôner le vote ou l’abstention,
Car je n’ai pas moi-même arrêté mon option.

FRANCIS
Entre le bulletin des espoirs tant déçus
Et le refus lassé d’en cautionner l’issue ?

LUCIEN
Comment faire aujourd’hui pour ne pas nous suffire
D’un geste insuffisant ? Comment voir ? Comment dire ?
Comment contribuer à modifier le sens
Que notre société inflige à l’existence ?
Comment, dans notre élan, enlever l’étiquette
Qui nous colle à la peau et qui nous empaquette ?
Comment, libre chez soi, remonter à la barre,
Jeter par dessus bord des seaux de codes-barres,
Comme autant de métaux alourdissant nos vies,
Comme autant de barreaux au front de nos envies ?
Comment voir dans la nuit et ne pas, avec l’âge,
S’aveugler de néons sous nos toits d’emballages ?
Comment, bref, échapper à ce que l’argent vise :
Transformer sans délai le monde en marchandise ?

NATHALIE, comptant, ironique, sur ses doigts.
Bon ! Superman est mort. Dieu ne répond plus.

FRANCIS
Diable !

LISA
Sa facture impayée, il n’a plus de portable !

LUCIEN
Il ne reste que nous pour nous débrouiller seuls.

FRANCIS
Oui, six milliards d’humains !

LUCIEN
Savent-ils ce qu’ils veulent ?

LISA
Manger, boire et aimer.

NATHALIE
Et du café peut-être ?

LUCIEN
Oui, merci.

FRANCIS
Moi aussi.

NATHALIE
Trois !
Se dirigeant vers la cuisine.
Lisa, peux-tu mettre
Les tasses sur la table ?
Depuis la cuisine.
Ah, mais non : impossible !

FRANCIS
Cette coupure est longue !

NATHALIE
Elle est inadmissible !
On paie cher le courant !

FRANCIS
Et le frigo dégivre !

LISA
Faisons comme papi : prenons le temps de vivre !

FRANCIS
Sans café !

NATHALIE
Sans télé !

FRANCIS
Et si ça continue
Je vais rater le match !

NATHALIE
On avait convenu
Que ce soir c’était moi qui choisissais !

LISA
Pardon ?
J’ai invité Bruno. Ses parents ont fait don
De leur poste et leur fils ne sait plus où aller
Pour suivre l’émission qu’il aime à la télé.

FRANCIS
Pourquoi ont-ils fait ça ?

NATHALIE, choquée.
C’est de la maltraitance !

LISA
Ils ont dit qu’ils voulaient retrouver le silence,
Et la tranquillité des soirées de lecture.
Ils ont même changé de lit et de voiture !

FRANCIS
C’est-à-dire ?

LISA
Un grand lit pour s’aimer autrement
En retrouvant l’espace et le temps d’être amants.

FRANCIS
Et une auto ?

LISA
Petite ! Et simple : sans turbo,
Son père ayant jugé avoir trop fait le beau
Et pollué la Terre et dépassé de gens.
Il a dit : « Pour mieux vivre, il faut peser l’argent
Et ne pas s’enchaîner à des charges trop lourdes ».

NATHALIE
Mais au vœu de Bruno, leur morale était sourde !

LISA
Ils lui ont répondu qu’il avait trop zappé
Sans les écouter, seul, sur le grand canapé,
Et qu’il s’achèterait cet objet librement
Quand il aurait un toit, un salaire et le temps.

FRANCIS
C’est un peu égoïste !

NATHALIE
Et sa sœur ?

LISA
Elle allume
Tous les soirs la radio dans sa chambre. Elle fume.
Elle lit. Elle écrit des poèmes, je crois.
Elle achève sa fac et se sent à l’étroit.

NATHALIE
C’est tout de même un monde, ainsi, sans la télé !

LUCIEN
Exactement : un monde, au-delà du palais
Qui relaie le prompteur des vérités royales ;
Un monde moins pressé, moins bruyant et moins sale,
Mais tout aussi vivant, fait de mots et de chair,
Celui que l’on oublie : celui des êtres chers.

LISA
S’il veut voir la télé, que puis-je lui répondre ?
Qu’il suive le troupeau se faire abuser, tondre ?

LUCIEN
Soutiens sa réflexion, toi qui sais disserter !
Ne restez pas assis dans le salon : sortez !
Promenez vos pensées dans la ville et parlez,
Avant qu’il ne devienne un plumeur de poulet.

NATHALIE, en train de débarrasser avec l’aide de son mari.
Poulet ?

LISA
C’est déjà fait : il est dans son pelage !
Et j’ai tout essayé. Dans ses mots, son visage,
La vente est une fièvre et monte en dépliant
Les dents de son sourire à la vue des clients.
J’ai peur de ces instants où je le sens sauvage,
Tenace et sans limite, assouvissant sa rage,
Et où, pour parvenir à ses fins, il invente.
Ces minutes, pour moi, sont vraiment éprouvantes.

FRANCIS
C’est un vrai loup-garou du commerce à ses heures !

LISA
Non, un simple renard mais qui fait mon malheur.
Car je l’aime. Oui, je l’aime, et m’envahit la honte
Quand je vois qu’il calcule et quand j’entends qu’il compte.

LUCIEN
Pourrais-tu le conduire à « dire non » lui-même ?

LISA
Mais ce serait, pour lui, dire non à lui-même !

LUCIEN
Chacun de nous devient un autre en avançant.
Et l’aider à choisir n’a rien d’asservissant,
Ni de sûr et certain quant à ton résultat.

LISA
Mon cœur est fatigué…

LUCIEN
Justement, son état
Justifierait peut-être un traitement de choc :
Mords-lui un peu le sien avant qu’il ne te croque !

Y.Y.

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